Par Martine CHIFFLOT Ecrivaine, latiniste, sanskritiste, professeure honoraire agrégée université Lyon 1, docteure habilitée à diriger des recherches en philosophie. Auteure de Saint Thomas, l’âme et les sens, 2021, M+ Editions, Autorité et pédagogie, 2018, Platon, l’âme et le Bien, 2015, etc.
Le sens du mot dispute[1] s’est altéré au point de signifier presque le contraire de ce qu’il désignait initialement : de « disputer » à « se disputer », nous avons perdu la signification de contradiction salutaire, qui faisait de la disputatio une fille quasi naturelle de la dialectique, au sens aristotélicien mais peut-être aussi platonicien du terme, encore que le cheminement dialectique et la trituration dialogique se distinguent de la confrontation des opinions préconisée par Aristote.
La prédilection que les modernes affichent pour les débats a remis la vieille dispute au goût du jour mais ne nous méprenons pas, les contextes polémiques contemporains sont mal comparables à l’unité culturelle qui caractérisait encore la vie universitaire parisienne au XIIIème siècle, même si les séductions du catharisme, la diffusion des thèses des Gentils et les querelles qui divisaient la gent scolaire agitaient parfois les consciences et les cœurs au point de les détourner de l’examen rationnel des idées. Cette unité reposait sur le socle des textes bibliques et patristiques dont l’interprétation offrait un champ d’investigation quasi infini dans les limites des exigences de la Foi. La vie intellectuelle connut sans doute une apogée à ce moment-là car de très grands esprits se rencontrèrent et se contestèrent à partir d’une même culture religieuse, Albert Le Grand, Saint Bonaventure, Saint Thomas surent argumenter des thèses divergentes[2] avec un égal souci d’accéder à la vérité et ils enrichirent la pensée de trouvailles herméneutiques ou logiques, notamment à propos de l’interprétation du Liber de causis[3], en ce qui concerne Albert le Grand et Saint Thomas, mais les désaccords entre franciscains et dominicains ne furent pas moindres, sur la question de la syndérèse, entre autres.
La recherche des raisons les plus fortes anime la théologie comme la philosophie et aucun credo ne peut dispenser l’intelligence de chercher les propositions irréfutables qui naîtront d’une mise à l’épreuve suffisante. La dispute offre précisément, dans un volume restreint d’échanges (oraux voire transcrits), l’opportunité de mesurer la valeur d’un argument en le confrontant à un autre. L’exercice est difficile et suppose, pour se dérouler avec profit, une culture suffisamment nourrie de lectures et de commentaires. C’est ce dont l’œuvre de Thomas d’Aquin procure une multitude d’exemples, y compris dans la Somme Théologique, qui fut pourtant composée à des fins didactiques de « présentation organique du savoir »[4] comme « un exposé concis de l’enseignement et de la théologie adapté au niveau de la culture générale des étudiants, et construit selon un plan qui manifestât les liaisons internes des objets en cause »[5].
L’Aquinate a divisé chaque grande question théologique en autant d’articles, sous formes de disputes, que cette question peut exiger. Par exemple, la question des puissances (facultés ou fonctions) intellectuelles comprend treize articles-disputes, celle de la science de Dieu seize alors que celle des puissances appétitives n’en contient que deux, comme celle de la génération. Si saint Thomas a choisi cette forme d’exposition de ses connaissances, c’est certainement parce qu’il la tenait dans la plus haute estime. Et il convient de lire la Somme Théologique comme autant de disputes imaginées ou remémorées, voire confectionnées pour les besoins de la cause didactique. Mais les Questions disputées donnent une idée, à tout le moins littéraire, de la structure de ces disputes édifiantes.
On comprendra le terme de disputatio – traduit par « dispute » ou encore « discussion » – au sens le plus technique du terme.[6]
Saint Thomas d’Aquin a enseigné et écrit dans une période où la théologie et la philosophie se sont conjointement élaborées, au fil des disputes et des échanges libres que l’Université médiévale permettait, dans le cadre des références religieuses obligées mais non sans transgresser l’interdit d’enseigner Aristote, qui frappa dès 1210 et fut rappelé en 1231 et en 1263, en raison de thèses suspectées. Albert Le Grand n’en commenta pas moins, à Paris, de 1240 à 1248, l’œuvre du Stagirite, que l’Université de Toulouse, fondée en 1229, et les professeurs Dominicains enseignaient publiquement. Les références à Aristote fournissaient arguments et contre-arguments aux disputes où l’autorité de l’Ecriture et des textes des Pères de l’Eglise, savamment commentés, avait souvent le dernier mot.
À l’époque de Saint Thomas, c’est le plus souvent la question disputée qui constitue l’unité de travail, d’enseignement et de rédaction, aboutissant parfois à un article. La dispute constituait un acte régulier de l’enseignement d’un maître. La disputatio était une des techniques habituelles d’enseignement parallèlement à la lectio et la praedicatio, puis, elle devint une méthode didactique obligatoire dans l’ordre dominicain. Elle s’inscrit dans la pratique des questions disputées dont Thomas d’Aquin nous a fourni maintes applications qui forment la majorité des textes exploités.
Thomas nous a légué de nombreuses Questions disputées (Quaestiones disputate), notamment De veritate, 24 disputes (Paris 1256-1259) ; De potentia, 10 disputes (Italie 1259-1268), De malo, 16 disputes (Paris 1269-1272) ; De spiritualibus creaturis, etc.
La quaestio comportait deux moments :
Une discussion, appelé disputatio et une détermination (determinatio) par le maître. La discussion était soit privée (disputatio in scolis), au cours de laquelle seuls les étudiants et bacheliers du maître participaient, soit publique (disputatio ordinaria), accueillant alors les étudiants et les bacheliers des autres maîtres de l’Université.
Il s’y ajoutait des disputes d’un genre particulier, les quolibet, dont les questions étaient posées par l’assemblée des participants. Le maître répondait et déterminait le lendemain les résultats de la discussion. Ces séances solennelles avaient lieu aux approches de Noël et de Pâques. Thomas nous a laissé 12 disputes de quolibet (de 1256 à 1259 et de 1269 à 1272). Le mot de quolibet est un adverbe qui signifie « où il plaît, où l’on voudra, n’importe où » et les questions pouvaient être de tous ordres : métaphysiques ou découlant de faits divers de l’époque.
Pour les discussions qui n’étaient pas des quolibet, le maître choisissait une ou plusieurs thèses et désignait un ou plusieurs bacheliers jouant le rôle d’opponentes ou de respondentes qui développaient peu ou prou des arguments circulant à l’époque. Il s’agissait de les entraîner à la formulation de raisons mobilisant leur connaissance de l’Ecriture et de la philosophie, les références à Aristote étant apparemment admises malgré l’interdit d’enseigner qui s’appliquait car les objections et les contre-objections le mentionnent assez souvent dans les écrits qui s’ensuivirent. Ces références étaient implicites ou explicites, des citations pouvant interférer. Comme celle du livre VI de la Métaphysique : « non est falsum et verum in rebus sed in mente »[7] en guise de contre-argument dans l’article II du De veritate.
Tout nous incite à penser que ces disputes pédagogiques s’inscrivaient dans un cadre structurant et engageaient les étudiants dans une stimulation des connaissances acquises. Confrontés aux hérésies qui se développaient en Europe (notamment au catharisme) les dominicains ont dû développer des capacités argumentatives efficaces, promptes à couper court aux objections des adversaires. Encore fallait-il connaître la vérité et avoir retenu la juste thèse. Dans cette mesure, la disputatio servait sans doute, à la fois, à trouver et à prouver la vérité. La mise à l’épreuve des arguments garantissant la validité des thèses retenues.
A cet égard, nous pouvons souligner la confiance que saint Thomas accordait à la confrontation dialectique des propositions, ce qu’attestent diverses déclarations à ce propos :
« De même que dans les tribunaux nul ne peut juger qu’il n’ait entendu les raisons des deux parties, de même est-il nécessaire, à qui veut philosopher, d’entendre tous les penseurs dans leurs recherches opposés, pour avoir plus de ressources dans son jugement ».
Commentaire sur la Métaphysique, Livre III, leçon 1.
« Si quelqu’un veut écrire contre mes solutions, il me sera très agréable. Il n’est, en effet aucune manière de mieux découvrir la vérité et de réfuter l’erreur, qu’en se défendant contre les opposants ».
De la perfection de la vie chrétienne.[8]
Marie Dominique Chenu nous rappelle aussi qu’il faut lire les Questions disputées : « non seulement comme une curieuse composition de méthode, ou comme une organisation pédagogique, si significative soit-elle, mais comme la définition même du savoir théologique : la Parole de Dieu est soumise à une investigation rationnelle, dans une « mise en question » considérée comme le plus profond hommage d’une foi consciente de son objet, parce qu’elle est la forme la plus aiguë de la vie de l’esprit. A qui protestait un jour contre cette inconvenance, en faveur d’une pure et simple obéissance à l’autorité de Dieu, Thomas répondit assez brutalement : Certes, à coup d’autorités, vous tiendrez alors la vérité, mais vous vous en irez la tête vide »[9].
Contrairement à quelques idées reçues et divulguées, la liberté de penser est constitutive de tout acte de foi, c’est librement que le converti s’engage après avoir soupesé expériences et raisons. La foi n’est pas crédulité. Dans le cadre catholique de l’Université médiévale, l’autorité des Ecritures n’obviait pas à la recherche de preuves mais il est évident que l’athéisme était quasi absent des croyances communes, les divergences portant sur des interprétations des textes patristiques (Augustin, etc.) ou philosophiques (Platon, Aristote, Avicenne, etc.) à la mode.
La determinatio par le maître, au terme de la dispute, n’en fait pas moins autorité au sens fort du terme (augere), ce qui permet de s’enrichir de raisons d’acquiescer. On peut penser que les disputes révisées pour former un article ne restituent pas mot pour mot les échanges oraux impliqués mais elles s’en rapprochent vraisemblablement et donnent un aperçu de la dynamique discursive qui pouvait caractériser la vie de l’Université en ce XIIIème siècle, où la dispute fournissait un modèle prépondérant à côté des commentaires (lectio, expositio)et prêches dispensés à la population universitaire.
La Somme théologique, bien que non issue d’un enseignement, conserve la dynamique de la question et de la dispute et se structure à partir de questions cardinales[10] développées en sous-questions constituant des articles qui comportent des objections suivies d’une contre-objection (sed contra), souvent porteuse d’une citation débouchant sur une réponse, suivie de solutions données aux objections en les réfutant point par point.
En conclusion, nous pouvons souligner que les écrits de Thomas attestent l’élaboration d’une structure invariante de la dispute scolastique incluant l’agrément de la contradiction dans la didactique et la pédagogie de la théologie. Cette ouverture est la condition d’un traitement raisonné et surtout préventif des erreurs ou errements doctrinaux. Dans la mesure où l’objet et le sujet des questions est d’ordre théologique, un cadre référentiel précis s’impose, qui correspond aux élaborations apostoliques et patristiques antérieures mais Aristote, dont il était interdit d’enseigner les thèses, figure abondamment dans la Somme Théologique, tout comme certains théologiens musulmans, célèbres à l’époque, comme Avicenne, ou Algazel (Al-Ghazali) ou comme le fameux Livre des Causes, objet diversement identifié, diversement interprété.
Le modèle thomasien a sans doute beaucoup contribué à dépassionner les débats et à ouvrir les esprits dans une période qui voyait se déployer maintes polémiques à l’intérieur même de l’héritage chrétien. Les grandes hérésies (arianisme, etc.) avaient déjà déchiré le tissu des croyances mais l’effort de Thomas D’Aquin porta sans doute sur la confection d’un modèle faisant une part suffisante aux contestations légitimes sans amoindrir la nécessité de la détermination magistrale.
Les réponses fournies par l’Aquinate offrent, en effet, des raisons convaincantes aux disputeurs, dont les arguments ont été préalablement recueillis et leur explicitation forme aisément la matière de cours suffisamment étayés, en raison de la culture qui s’y condense, nonobstant les rectifications que les sciences actuelles pourraient apporter.
Sur un plan strictement pédagogique, la dispute peut encore fournir aux professeurs de philosophie et de théologie un cadre et un modèle d’argumentation propice à la convocation des raisons et des références. La distinction des arguments et des contre-arguments, thèses et antithèses, leur classement, la proposition de solutions complètes permet une mise à distance des affects et des opinions en rapport. Elle balaye aussi une représentation simpliste de l’université médiévale dont l’histoire montre, par ailleurs, la récurrence de la polémicité et des malentendus car les enseignements d‘Aristote et les thèses de Thomas firent également l’objet de diffamations et d’interdits, à un moment où les postures défensives l’emportèrent sur la confiance en la raison, dont la dispute, lorsqu’elle est bien entendue, autorise la prééminence sur la violence des opinions.
Martine Chifflot
[1] Dispute : 1. Vx Échange plus ou moins vif d’opinions, d’idées, d’arguments sur une question importante ou délicate. Dispute scientifique, théologique. 2. Altercation, querelle. Une conversation qui dégénère en dispute. Étymons latins : Dis-putare = mettre au net un compte après examen et discussion. Examiner, discuter. Puto, as are = nettoyer, élaguer, peser, penser. Putatio = élagage, émondage, supputation.
[2] « Saint Thomas et saint Bonaventure définissent de manière différente la destination ultime de l’homme, son bonheur complet : pour saint Thomas, le but suprême, vers lequel se dirige notre désir est : voir Dieu. Dans ce simple acte de voir Dieu tous les problèmes trouvent leur solution : nous sommes heureux, rien d’autre n’est nécessaire. Pour saint Bonaventure, le destin ultime de l’homme est en revanche : aimer Dieu, la rencontre et l’union de son amour et du nôtre. Telle est pour lui la définition la plus adaptée de notre bonheur ». « Dans cette optique, nous pourrions également dire que la catégorie la plus élevée pour saint Thomas est la vérité, alors que pour saint Bonaventure c’est le bien. Il serait erroné de voir une contradiction dans ces deux réponses. Pour tous les deux, la vérité est également le bien, et le bien est également la vérité ; voir Dieu est aimer et aimer est voir. Il s’agit d’aspects différents d’une vision fondamentalement commune. Ces deux aspects ont formé des traditions différentes et des spiritualités différentes et ils ont ainsi montré la fécondité de la foi, une, dans la diversité de ses expressions ». 17 mars 2010, Benoît XVI.
[3] Cf. Alan de Libera, « Albert Le Grand et Thomas d’Aquin, interprètes du Liber de Causis »,pp.347-377, Revue des sciences philosophiques et religieuses, janvier 1990.
[4] D.E. Chenu, Saint Thomas d’Aquin et la théologie, p 181, Maîtres spirituels, Seuil, 1959.
[5] Ibidem.
[6] « Au Moyen Âge, en effet, la disputatio est tout à la fois une méthode d’enseignement et de recherche, une technique d’examen et une forme d’exercice omniprésente dans les mœurs intellectuelles et universitaires des médiévaux. Liée à la définition aristotélicienne de la dialectique, elle se présente sous la forme d’un débat oral entre deux ou plusieurs interlocuteurs et se tient devant un auditoire. Un opponens vient présenter des objections à la thèse proposée puis un respondens est chargé d’opposer des contre-arguments aux objections premières, de sorte qu’il pouvait s’établir un véritable débat d’arguments par cette mise en œuvre de la méthode du sic et non… » Bénédicte Sère « La disputatio dans l’université médiévale, esquisse d’un usage public du raisonnement », pp. 251-262, Cairn info.
Corinne Leveleux « Bénédicte Sère (dir.) « Les régimes de polémicité au Moyen Âge » 192/2020, 293-296.
Polémologies médiévales, Etat des lieux Nanterre, 23 et 24 octobre 2016.
[7] « Le faux et le vrai ne sont pas dans les choses mais dans la pensée », in Métaphysique, VI, 4 (1027b25), pp. 64-65, Première Question Disputée. La Vérité, Vrin, 2002, Paris.
[8] Textes cités par M. D. Chenu, Saint Thomas d’Aquin et la théologie, p. 104, Maîtres spirituels, Seuil, 1959, Paris.
[9] Op. cit., p. 179.
[10] Par exemple, la question 75 porte sur l’essence de l’âme et se développe sur sept questions ou articles, tels que 1. L’âme est-elle une réalité corporelle ? 2. L’âme est-elle une réalité subsistante ? 3. Les âmes des bêtes sont-elles subsistantes ? Etc.