Par Martine CHIFFLOT Ecrivaine, latiniste, sanskritiste, professeure honoraire agrégée université Lyon 1, docteure habilitée à diriger des recherches en philosophie. Auteure de Saint Thomas, l’âme et les sens, 2021, M+ Editions, Autorité et pédagogie, 2018, Platon, l’âme et le Bien, 2015, etc.
La question qui inspire l’article neuf de la Première question disputée (De veritate) est indirectement posée : « Nono quaeritur utrum veritas sit in sensu ». On se demande si la vérité est dans le sens.
C’est une antithèse qui est immédiatement proposée « Et videtur quod non »
Deux arguments suivent aussitôt.
Le premier argument cite Anselme de Cantorbéry en guise de prémisse du raisonnement : « Veritas est rectitudo sola mente perceptibilis ». Les traducteurs[1] de l’édition Léonine, proposent de rendre le mot mens par pensée, ayant justifié cette traduction par une note dans un autre article[2] : « la vérité est la rectitude[3] perceptible par la seule pensée ». Admettre cette majeure implique que les démonstrations d’Anselme soient connues et agréés, sinon la citation pourrait apparaître comme un argument d’autorité.
« Sed sensus non est de natura mentis », la mineure invite à la reconnaissance de la nature des sens, qui paraissent à l’évidence n’être pas de nature mentale, ni spirituelle bien qu’ils livrent à l’esprit des données à penser. Le traducteur a choisi de rendre sed par or, cequi marque bien le déroulement syllogistique.
La conclusion avère logiquement la thèse : « ergo veritas non est in sensu ». Ce n’est pas dans le sens que réside la vérité. Cette conclusion semble toutefois bien impliquée par la majeure mais encore fallait-il effectivement reconnaître, ensuite, la nature non mentale du sens – encore que sur ce point on aurait pu s’interroger davantage puisque les données sensibles sont presque aussitôt investies par la pensée et l’affectivité. Une sensation pure n’est guère expérimentable dans le cours du vécu. Ici l’argumentation s’en tient à une opposition assez grossière entre la nature du sens et la nature de l’esprit, c’est peut-être le mot sensu qui appellerait une précision s’agit-il de l’organe du sens ou de l’information qu’il recueille (la donnée sensible) ? Il s’agirait plutôt de l’organe.
Le deuxième argument introduit par praetera se réfère à la conclusion de la démonstration de saint Augustin, dans le livre des LXXXIII Questions, : « veritas corporeis sensibus non cognoscitur ». Ce ne sont pas les sens corporels qui connaissent la vérité, et l’argument rappelle que les raisons ont été exposées précédemment. Un argument donné oralement aurait peut-être repris ces raisons mais le texte renvoie à l’article 4 et aux arguments 6 et 7 [4].
La contre-argumentation (sed contra) ne reprend pas chacun des arguments mais oppose, en guise de majeure, une autre citation d’Augustin tirée du livre De la vraie religion disant que « veritas est qua ostenditur id quod est » « la vérité est (ce) par quoi se montre ce qui est ». Cette définition renvoie également à un article précédent[5] et elle élargit considérablement le champ en incluant le révélateur de l’étant : « ce par quoi » est l’agent grâce auquel la monstration s’effectue. C’est la définition du vrai selon l’effet consécutif, conformément à la déclaration d’Hilaire[6] : « le vrai est ce qui déclare et manifeste l’être ». La vérité déploie la nature et les potentialités d’une chose, comme le montre le blé, qui devient pain. La contradiction surgit avec le constat, vérifiable par tout un chacun, que ce qui est se montre (ostenditur) non seulement à l’intellect mais également au sens et c’est ici le mot « intellectus » désignant l’organe de l’intellection et non plus « mens » qui est employé. L’emploi de la préposition « in » souligne ensuite dans la conclusion le fait que ces organes sont aussi le lieu de résidence de la vérité, elle les investit, elle s’y trouve et demeure. Ils ne sont pas seulement des facteurs de connaissance mais aussi des lieux de présence, voire de contemplation.
Ce contre-argument réhabilite la connaissance sensible sans pour autant rejeter l’intellection, c’est toute l’opportunité du « non solum… sed etiam » qui permet au maître d’élaborer la solution synthétique de la question. Dialectiquement, le parcours est allé de l’antithèse à la thèse puisque la question était de savoir si la vérité était dans le sens et que les opposants ont répondu « non » mais la contradiction de l’antithèse a élargi la thèse car elle n’a pas seulement agréé l’idée que la vérité soit dans la saisie qu’en opère le sens.
A partir de cet agrément, la réponse magistrale va apporter une nuance capitale, la vérité est, certes, dans l’intellect et dans le sens mais elle y est différemment (sed non eodem modo).
Dans l’intellect, la vérité est, d’une part, consécutive (consequens) à l’acte (actum) de l’intellect pour autant que le jugement porte sur la chose, eu égard ce qu’est cette chose (secundum quod est) et, d’autre part, connue (cognita) par celui-ci « selon que celui-ci se réfléchit sur son acte, non seulement selon qu’il connaît son acte, mais selon qu’il connaît la proportion (proportionem) de l’acte à la chose» ; l’intellect, en effet, se sait connaître et se saisit dans son rapport à la chose et à la vérité qui s’ensuit puisque dans le rapport des choses à l’intellect humain la vérité peut changer, dans la mesure où les choses changent dans le temps[7]. C’est en se réfléchissant sur son acte que l’intellect connaît sa proportion à la chose. Il connaît la vérité de la chose par une réflexion sur lui-même. Il détient ainsi une mesure de la vérité qui lui permet de douter, d’affirmer, de relativiser, etc. en fonction de la nature de la chose, à laquelle il se conforme sans s’y absorber.
Dans le sens, la vérité est consécutive à son acte (voir, entendre, etc.), pour autant que le jugement porte sur la chose (vue ou entendue, etc.) mais « quoique le sens juge véridiquement des choses, il ne connaît pas la vérité par laquelle il juge véridiquement » [8]. Certes, le sens connaît qu’il sent, l’acte de sentir étant conscient, mais il ne connaît ni sa nature, ni la nature de son acte, ni la proportion de cet acte aux choses, ni sa vérité, c’est pourquoi nos sens peuvent nous tromper quelquefois ou plutôt nous jugeons mal à propos de ce que les sens nous livrent. Ils livrent les objets à travers la perception qu’ils procurent mais c’est l’intellect qui rectifiera éventuellement le rapport à l’objet perçu en prenant en compte tel ou tel facteur déformant, induisant en erreur de jugement, non de sensation, car le sens a fourni une donnée qu’il n’est pas en mesure de corriger. C’est ainsi les illusions d’optique exigent parfois un recours à la mesure, qui permet de constater l’égalité de deux segments.
La réponse se poursuit en exhibant la raison de cette différence entre la vérité qui est dans (et par) le sens et l’intellect.
Thomas rappelle la hiérarchie des substances et facultés. Les substances intellectuelles (telles les âmes intellectives ou les pures intelligences, comme les anges) sont les plus parfaites parmi les étants (sunt perfectissima in entibus). Elles sont, en effet, capables de retourner à leur propre essence en un retour complet, autrement dit leur réflexivité est parfaite et connaît trois moments :
D’abord, un moment d’extraversion car l’intellect connaît quelque chose qui n’est pas lui et se donne comme hors de lui, ob-jet, « quod cognoscunt aliquid extra se positum, quodo modo extra se procedunt ».
Ensuite, un moment de réflexion car l’intellect connaît qu’il connaît, il se retourne vers lui-même et peut identifier précisément la nature intellectuelle de son acte et Thomas rappelle que l’acte de cognition est intermédiaire entre le connaissant et le connu « cognitionis est medius inter cognoscentem et cognitum », l’intellect peut d’ailleurs se concentrer sur cet acte et l’évaluer.
Enfin, une substance intellectuelle peut se retourner sur elle-même et se connaître, elle connaît alors son essence. C’est alors que la réflexivité se complète. L’âme intellective reconnaît son essence intellectuelle, immatérielle. A ce propos, Thomas allègue le fameux Livre des Causes en le citant « omnis sciens essentiam suam est rediens ad essentiam suam/ reditione completa »[9]. Cette réflexivité parfaite procure l’intuition de la nature spirituelle de la substance, qui est de l’ordre d’une évidence. Pour Thomas D’Aquin et toute une tradition philosophique, commencée sans doute avec Platon, les essences spirituelles se connaissent comme telles. Cette intuition de soi se passe de démonstration, c’est l’auto-luminosité de l’esprit qui s’éprouve dans la conscience de soi mais Thomas retient la désignation de « substances intellectuelles » et sous ce terme il range les intellects humais mais aussi les intelligences angéliques (et démoniques, par conséquent).
Mais le sens, dont Thomas reconnaît qu’il est, parmi tout ce qui est, le plus proche de la substance intellectuelle – bien qu’il effectue un retour à son essence pour autant qu’il connaît non seulement le sensible mais aussi sa propre opération identifiée comme telle – ne connaît pas sa propre essence (sensus non cognoscit essentiam suam) ; c’est, en effet, l’intellect qui connaîtra la nature des sens. Thomas allègue encore Avicenne[10] à ce propos, en reformulant sa raison : « le sens ne connaît rien sinon par un organe corporel et il n’est pas possible qu’un organe corporel serve d’intermédiaire entre une puissance sensitive et elle-même». Cette utilisation d’un argument emprunté à un auteur musulman, réfuté à d’autres moments, marque assez bien l‘ouverture et la tolérance de Thomas d’Aquin. Mais tel semble l’esprit de la disputatio scolastique, notamment chez les Dominicains, convaincus de l’importance de l’examen rationnel et impersonnel des raisons.
Au bas de la hiérarchie des étants, les puissances insensibles, forces ou éléments, ne retournent aucunement à elles-mêmes, elles n’ont pas conscience ni connaissance de leur action et Thomas prend ici l’exemple, à l’époque probant, du feu : « ignis non cognoscit se calefacere » : « le feu ne connaît pas qu’il chauffe ».
Dans cet exemple, les solutions aux objections sont considérées comme incluses dans cette magistrale réponse qui constitue un enseignement sur les trois ordres de substances actives, intellectuelles, sensitives et physiques. De l’esprit à la matière, Thomas admet une hiérarchie, privilégiant ici des substances actives qui, telles l’intellect, le sens ou la combustion vive, produisent des effets. A l’époque de Thomas, la théorie des éléments était toujours en vigueur et les analyses de Lavoisier n’avaient pas encore réduit le feu à la combustion vive. D’autre part, de la notion de substance à la notion de puissance, il y a un pas que Thomas franchit aisément mais son raisonnement vise avant tout à montrer que le vrai est dans le sens et dans l’intelligence. Ce qui s’ajoute aux arguments des disputeurs est précisément la question du mode, de la façon dont le vrai est différemment présent dans ces deux facultés, intellective et sensitive, qui toutes deux sont pour Thomas conscientes de leur action.
A travers cet exemple que la composition littéraire a travaillé, il apparaît que la dispute scolastique trouve avec la détermination du maître une conclusion consistante, une sorte de leçon que les arguments contradictoires ont préparée. La détermination extrapole et fournit les données complémentaires réutilisables lors de discussions plus réelles, face à des adversaires aguerris.
Cette question est reprise dans la Somme théologique au cours des Questions 16, « La Vérité » et 17, « La Fausseté »[11]. Dans le premier article, le plan de la dispute imaginaire est assez semblable à celui de l’article 9 du De Veritate, mais commence par deux objections suivies d’une contre-objection alléguant Aristote, puis d’une réponse conclusive en faveur de la thèse selon laquelle « à parler proprement, la vérité est dans l’intelligence qui compose et divise, non dans le sens, et pas davantage dans la simple intellection de l’essence ».
Dans le second article, le plan de la dispute est complété par des solutions aux trois objections énoncées. La contre-objection alléguant saint Augustin admet que la séduction d’une ressemblance puisse affecter l’exercice de nos sens. Le plan des disputes varie donc selon que des solutions aux objections sont incluses ou non dans la réponse mais le plan le plus couramment suivi comporte la question, des objections numérotées, une contre-objection intégrant une référence cardinale (Aristote, Augustin, Denys, un apôtre, etc.), une réponse, des solutions données aux différents arguments suivant leur ordre.
[1] Christian Brouwer et Marc Peeters, 2002.
[2] Article 1. Resp. 188 et la note. De veritate, op. cit., p. 55 : « Anselme dans le livre De la Vérité : « la vérité est la rectitude perceptible par la seule pensée – cette rectitude se dit selon une certaine adéquation ». La note explicite « Mens est traduit par pensée et non par la traduction habituelle de « esprit » pour distinguer mens de spiritus. Comme on l’a vu dans l’introduction, nous traduisons intellectus par « intellect » et intelligere par « penser ». Or mens est considéré par Thomas comme un quasi synonyme d’intellectus, en particulier quand il traite de citations d’Augustin contenant le terme mens » ; voir not. QDV Q 10, art. 1, resp.(éd. Léonine, vol. 2,p.296, 99-107).
[3] Cette rectitude ou droiture ne varie pas en fonction de la chose. Il n’y a pas plusieurs droitures bien que la vérité s’applique à des objets divers, une vérité de la pensée, de la volonté, de l’action, des sens, etc. Cette définition extensive de la vérité étant posée, Anselme a été amené, au problème suivant : si la vérité est une, conformément à l’enseignement des Écritures, en quel sens peut-on parler de la « vérité » de nombreuses choses ? Et inversement, si l’on parle de vérité pour toutes ces choses, comment concevoir une vérité qui demeure une et suréminente, malgré les différents cas de vérité ? Il s’agit donc de savoir s’il est une vérité ou plusieurs « en tous ces lieux où nous disons qu’est la vérité », le De veritate s’est précisément appliqué à démontrer que : « une et la même est la droiture de toutes choses ». Lorsque l’on parle de « la vérité de la chose », on doit entendre « le rapport juste de la chose à la vérité », et non pas croire que se trouve désignée par là une vérité qui serait propre à la chose.
[4] Op. cit., p. 83. « Augustin prouve dans le livre des XLXXXIII Questions que la vérité n’est pas perçue par un sens du corps. Voici comment : rien n’est perçu par un sens sinon le changeant : or, la vérité est immuable ; donc elle n’est pas perçue par un sens », etc.
On retiendra également l’argument paradoxal du sommeil et du délire, qui concerne les images, et, par suite, les sensibles en rapport, et qui sont fausses eu égard à la situation présente. Ces arguments nous renvoient évidemment à une réflexion sur notre expérience vécue des perceptions, prises de conscience, etc.
[5] Art. 1, resp. 197 et note, pp. 54-56. De Vera religione 36, 66 (éd. Daur, p. 230, 1-3)
[6] Hilaire de Potiers, De Trinitate 53 « Verum est declarativum et manifestativum esse »
[7] Cf. De veritate, Art. 6., réponse pp. 121-125 « Aussi, les choses créées varient dans leur participation à la vérité première, tandis que la vérité première elle-même, selon laquelle elles sont dites vraies, ne change en aucune façon. »
[8] « Etsi enim sensus vere judicat de rebus, non tamen cognoscit veritatem qua judicat ».
[9] Op. cit., 14 (15), 124 (éd. Pattin, p. 79, 50-51) : « Omnis sciens qui scit essentiam suam est rediens ad essentiam suam reditione completa ».
[10] Liber de anima 5, 2 (éd. Van Riet, p.93, 60-94, 67).
[11] ST. I, Q. 16, art. 2. La vérité est-elle dans l’intelligence seulement quand elle compose et divise ; Q 17, art.2, La fausseté est-elle dans le sens ?